Compte Rendu des trois première tables-rondes tenues au cours de la deuxième édition des EGA, les 8 et 9 juin 2018
par Claude Brunet, APLAES, membre du directoire d’Antiquité-Avenir
L’Antiquité gréco-romaine aurait un message à porter, peut-être même des modèles à fournir à notre modernité. Empruntant aux thèmes de l’ouvrage dirigé par Antiquité-Avenir, le réseau d’associations organisateur de l’événement, L’avenir se prépare de loin (Les ¬Belles Lettres, 2018), le colloque s’est proposé, en ouverture, de « (Re) penser le politique » à partir de « l’Antiquité citoyenne ». C’est autour de ce thème que s’est tenue la première table-ronde le 8 juin de 17h30 à 19h. Le modérateur en était, Emmanuel Laurentin, producteur de « La Fabrique de l’histoire », sur France Culture ; il a présenté d’abord les différents intervenants :
Patrice BRUN, professeur d’histoire grecque, membre senior de l’Institut Universitaire de France, ancien président de l’Université de Bordeaux III – Michel de Montaigne,
Johann CHAPOUTOT, professeur d’histoire contemporaine, Université Paris-Sorbonne,
Emmanuelle CHEVREAU, professeur d’histoire du droit, Université Paris II Panthéon – Assas, directrice de l’Institut de Droit Romain – IDR,
Pierre DUCREY, professeur honoraire d’histoire ancienne à l’Université de Lausanne, directeur de la Fondation Hardt, ancien recteur de l’Université de Lausanne, membre associé étranger de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, membre du comité d’honneur d’Antiquité-Avenir,
Myriam REVAULT D’ALLONNES, philosophe, professeur émérite de l’École pratique des hautes études (EPHE), chercheur associée au CEVIPOF – Centre de recherches politiques de Sciences Po.
Puis Emmanuel Laurentin définit l’un des enjeux principaux de ces états généraux : « Cette Antiquité, toute citoyenne qu’elle soit, est d’abord le miroir de nos désirs, de nos fantasmes, c’est une grande toile tendue sur laquelle chacun peut projeter ses références. » et donne la parole à Emmanuelle Chevreau qui revient sur la place du droit romain, leg particulier de Rome « Quand un juriste chinois ou japonais parle de droit, ce n’est pas une référence à Rome mais un renvoi au droit romain ». Le droit romain s’est développé sur un millénaire et à travers un espace territorial vaste : c’est pourquoi ce droit a une dimension universelle. Emmanuelle Chevreau rappelle que ce rapport entre citoyens romains et provinciaux est capital, que le droit se décline à Rome en droit des gens, droit politique et droit civil, que l’intégration de la citoyenneté est ce qui nous dit quelque chose sur la tolérance : « Le droit romain est un modèle de réfection en constante construction qui évolue avec les frontières » . D’un point de vue politique, la citoyenneté romaine est fondée sur le droit politique et le droit civil : le citoyen a des droits politiques et militaires (droit de vote, droit de servir dans l’armée et d’y recevoir une solde et une part du butin, droit d’être élu magistrat, droit de propriété, droit de participer aux sacerdoces, droit de léguer ses biens à ses héritiers) et des droits civils (droit de mariage, droit d’acheter ou de vendre sur le territoire romain, droit d’intenter une action judiciaire et de faire appel, droit de faire un testament) mais il a aussi des devoirs(payer des impôts, participer aux cultes publics et défendre l’Empire en combattant ou en finançant l’armée).
Emmanuel Laurentin demande à Patrice Brun quelle leçon citoyenne on peut tirer de l’Antiquité : « Est-ce que pour Voltaire au XVIIIe siècle la Grèce est lointaine ? Étrange ? »
Patrice Brun rappelle que nous avons tendance à vouloir expliquer une réalité à partir d’une autre : « Il faut savoir s’éloigner de l’Antiquité pour mieux apprécier ses nombreux apports, ou des notions qui sont utiles pour notre monde ; la démocratie à Athènes est différente de la démocratie actuelle ». Dans la Grèce classique, il faut un examen de passage pour devenir magistrat puis un examen à la sortie de la magistrature : ainsi un magistrat qui a fait voter un décret en est responsable pendant un an (cf. l’exemple de Philocrate qui fait voter un décret autorisant la Macédoine à envoyer des hérauts puis qui deux ans après est accusé de haute trahison et condamné à mort par contumace). Patrice Brun rappelle à cette occasion l’importance de la notion de responsabilité ; l’Antiquité sert en cela à comprendre le futur. La démocratie suppose la responsabilité ce qui explique les nombreux problèmes sociétaux actuels : « nous devons creuser le sillon de la responsabilité ».
Emmanuel Laurentin rappelle la place des femmes et des métèques dans l’Antiquité et souligne que la vision du citoyen est une chose en perpétuelle évolution.
La philosophe Myriam Revault d’Allonnes entame son propos en citant la philosophe Hannah Arendt : « Toute époque pour laquelle son propre passé est devenu problématique à un degré tel que le nôtre doit se heurter finalement au problème de la langue ; car dans la langue que ce qui est passé a son assise indéracinable, et c’est sur la langue que viennent échouer toutes les tentatives de se débarrasser définitivement du passé ». Au-delà de la différence des temps et des époques, la citoyenneté actuelle est différente de la citoyenneté grecque ou romaine. Notre citoyenneté est « civile » et ne fait qu’accorder des droits et des devoirs, celle des Grecs et des Romains était « politique » ; ils ont construit eux-mêmes la politique qu’ils ont mise en place, ce qui les a rendus directement responsables. Il convient donc de retravailler les débats philosophiques et politiques sur la citoyenneté et de noter qu’il y a beaucoup plus de rapports entre savoirs et pouvoirs chez Aristote et chez Platon. « Aujourd’hui les citoyens sont dirigés par des experts et il serait intéressant de réactiver ces questions de cet extraordinaire dialogue dans Le Protagoras de Platon, entre le sophiste Protagoras et Socrate : c’est une discussion d’une grande modernité sur la compétence politique du peuple à se gouverner. »
Johann Chapoutot prend la parole pour évoquer la vision germanique de l’Antiquité : « Au XIXe siècle, en 1871, on se réfère à la Grèce unifiée par un conquérant en faisant volontiers le rapprochement entre Bismarck et les rois macédoniens Philippe et Alexandre ». On préfère, dans cet espace protestant, la Grèce à Rome qui incarne le catholicisme. Pour Eliza Marian Butler dans son essai paru en 1934, La tyrannie de la Grèce sur l’Allemagne, les nazis instrumentalisent l’Antiquité greco-romaine pour refaire l’Europe à leur image (Cf. les statues de Breker) ; et il y a procession du nordique au gréco-romain, et du gréco-romain au germanique. D’après la doctrine nazie, autrefois la race germanique fut grande mais elle fut depuis les origines aliénée et dénaturée par des influences venues d’ailleurs. Comme il ne reste pas trace de cette grandeur supposée, les nazis n’ont pas hésité à s’annexer la prestigieuse Antiquité grecque faisant des anciens grecs des nordiques que les guerres fratricides avaient décimés. Et ils s’adjoignent Platon comme illustre caution, reprennent à leur compte le Parthénon et les légions romaines.
Pierre Ducrey présente la fondation Hardt : elle a été créée en 1950 par le baron Kurt von Hardt, né en 1889 à Kassel. Le baron Kurd von Hardt est assez jeune atteint par la tuberculose et il se réfugie en Suisse pendant la Seconde Guerre mondiale. Dès1947, le baron se met en quête d’une maison qui soit assez vaste pour accueillir ses futurs hôtes. La bonne fortune veut que les héritiers de Paul Des Gouttes, ancien secrétaire général du Comité International de la Croix-Rouge, soient disposés à louer dans un premier temps, puis à vendre le domaine dont ils étaient devenus les propriétaires. En 1948, le baron devient tout d’abord locataire du domaine de Chougny, sur la commune de Vandoeuvres, avant de l’acquérir en 1950. En 1949 déjà, le baron reçoit ses premiers hôtes, trois illustres professeurs allemands. Les activités de la Fondation débutent réellement en 1950, avec l’accueil, devenu par la suite régulier, d’hôtes chercheurs. La fondation a un but culturel. Le baron est un homme cultivé qui crée une bibliothèque de 40 000 volumes, comprenant la totalité des textes grecs et latins, ainsi que les commentaires et autres monographies qui en permettent l’étude et l’interprétation. Les premiers Entretiens, consacrés à la notion du divin dans l’Antiquité, ont lieu en 1952. Le baron accueille chaque année 8 ou 9 savants autour d’un thème relatif à l’Antiquité. Cette tradition se poursuit encore aujourd’hui et autour du passé classique des personnes, venues de pays divers et parfois hostiles, ont recherché ensemble un savoir, un savoir être, un mode de vie.
Myriam Revault d’Allonnes rappelle que notre rapport à l’Antiquité est fondé sur la réciprocité : « il faut voir comment Nietzsche se réapproprie l’Antiquité à travers la tragédie.
Emmanuel Laurentin note qu’on ne fait pas référence à d’autres civilisations de l’Antiquité.
Myriam Revault d’Allonnes évoque alors l’héritage que l’on a reçu de ces deux civilisations si différentes : si on a beaucoup critiqué « le miracle grec », le système à Rome était basé sur l’intégration. On a donc deux filiations différentes : en Grèce, une « spatialisation de la politique », à Rome une politique qui s’inscrit dans la durée (une notion comme l’auctoritas est intraduisible en grec).
Emmanuelle Chevreau note que chez les historiens du droit romain, il y a une volonté de reconstituer les valeurs de l’Antiquité.
Patrice Brun remarque que la démocratie est le seul régime à pouvoir s’autodétruire et se dénigrer. Chez Platon et actuellement, il y a les mêmes doutes face à la démocratie ; une idée est commune: en dernier ressort la parole doit revenir au peuple.
Myriam Revault d’Allonnes fait remarquer que le débat philosophique est d’une violence extraordinaire. Les notions sur lesquelles on discute sont polysémiques : le demos est présenté chez Platon comme un gros animal en proie à ses passions alors qu’Aristote développe pour la même notion la métaphore du repas varié.
Emmanuelle Chevreau précise que, chez Aristote, un régime n’arrive jamais à être pur. On assiste à un balancement entre régime pur et régime perverti.
Johann Chapoutot explique justement le détournement des valeurs par le régime nazi : « le mos maiorum est pris au pied de la lettre ». Le Troisième Reich présente une image simplifiée de l’Antiquité : contre l’incertitude historique, il faut une Antiquité fantasmée.
Emmanuel Laurentin remarque que l’Empire romain a duré longtemps et qu’on l’a découpé en périodes. Faut-il y voir une réécriture ?
Emmanuelle Chevreau revient sur les différentes reconstructions de l’Antiquité : « on ne parle plus de Bas Empire mais d’Antiquité tardive comme il y a eu une reconstruction par les historiens romains d’un modèle de citoyen parfait devenu plus tard l’incarnation de la déchéance ». De même, le droit a été réparti en périodes mais d’une façon qui n’était pas objective (influence de la vision allemande du XIXe siècle).
Pierre Ducrey rappelle qu’avant la chute du mur de Berlin, à la fondation Hardt, on rencontrait des collègues d’Europe de l’Est. En effet, jusqu’en 1989, la Fondation Hardt est un endroit où on pouvait aller avec visa et logement. Il n’y avait alors pas de frais pour les gens d’Europe de l’Est. À partir de 1990, on a vu s’effondrer le nombre de savants venant de ces pays.
Après quelques questions du public la séance est levée à 19h45.
Le samedi 9 juin 2018 se tenait à 9h30 la deuxième table-ronde autour du thème « partager, comprendre, aimer : le patrimoine antique autour de la Méditerranée ». Le modérateur de cette table-ronde était, Maurice Sartre, Professeur émérite à l’Université de Tours, membre du comité d’honneur d’Antiquité Avenir qui a présenté d’abord les différents intervenants :
Leila SEBAÏ, directrice de recherche à l’Institut national du patrimoine, présidente des Amis de Carthage.
Frédérique DUYRAT, directrice du département des Monnaies, médailles et antiques de la B.N.F.
Jean-Luc FOURNET, professeur au Collège de France sur la chaire « Culture écrite de l’Antiquité tardive et papyrologie byzantine », vice-président de l’Association francophone de coptologie.
Jean-Baptiste HUMBERT, archéologue, directeur du laboratoire d’archéologie du l’École biblique et archéologique française de Jérusalem, membre correspondant de l’Académie des inscriptions et belles-lettres.
Maurice Sartre rappelle qu’il y a trois ans on découvrait que la destruction du patrimoine était un objectif de guerre. Ce qui, jusque-là, représentait une valeur universelle, devient une valeur occidentale à combattre. Que peut-on faire pour que ces destructions ne se reproduisent pas ? On remarque que toutes les sociétés autour de la Méditerranée n’ont pas la même vision de l’histoire : certaines s’appuient sur l’histoire, d’autres la nient et privilégient les besoins quotidiens des populations.
Leïla Sebaï commente le rapport à l’histoire, au patrimoine en Tunisie. Les Tunisiens ne sont pas ignorants de leur histoire. Pendant la période coloniale, on enseignait le français, l’arabe, le latin et le grec à égalité. La formation était alors d’une grande qualité et elle le reste encore à l’époque de Bourguibah jusque dans les années 70. Suit une dégradation de cette formation à cause de l’arabisation. En Tunisie, on parle l’arabe – qui en fait est très mal parlé – et l’arabe tunisien qui est une langue dialectale résultant de plusieurs siècles d’arabe. C’est un très gros problème dont la politique n’a pas conscience.
Maurice Sartre demande si les jeunes Tunisiens se rattachent à l’une des histoires antiques (punique, gréco-romaine) et si plus largement les jeunes accorde une place privilégiée aux racines antiques.
Leïla Sebaï répond que l’Arabe est considéré comme un conquérant mais un conquérant particulier puisqu’il installe la langue arabe. Malgré tout, les Puniques gardent une grande importance dans la mémoire collective.
Jean-Baptiste Humbert explique qu’à Gaza la situation est si tendue que l’intérêt du sous-sol est secondaire. Il existe à Gaza un véritable problème de logement et de ce fait les vestiges sont considérés comme un tas de terre, mais « pour des raisons politiques, on a décidé de promouvoir quelques sites pour les coucher sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO ». Il y a à la fois dans l’esprit de la population de la fierté à l’égard des vestiges et un véritable mépris des valeurs occidentales.
Maurice Sartre demande si le patrimoine est universel ? On note depuis plusieurs siècles un rapprochement de l’occident vers l’orient, cependant la culture orientale demeure impénétrable pour un occidental alors que, par exemple, les Japonais entrent dans la nôtre sans difficulté. Comment les Egyptiens voient-ils leur passé ?
Jean-Luc Fournet rappelle que l’histoire de l’Egypte se divise en trois grandes parties : l’époque pharaonique, l’époque gréco-romaine et l’époque arabo-musulmane. Toutefois la période gréco-romaine de 1000 ans n’intéresse pas la population égyptienne. On assimile en Egypte les conquérants anglais et les conquérants gréco-macédoniens d’où la référence à l’époque pharaonique comme histoire culturelle : « il y a une statue de l’Egypte qui embrasse un sphinx et celui qui a débarassé l’Egypte des Anglais est un ‘pharaon’. On note la reconstruction idéologique de l’histoire. ». Le grec n’est pas enseigné à l’école et de ce fait la papyrologie est très peu étudiée à l’Université. Il existe cependant un passé copte mais dans la mesure où il oppose le christianisme et le monde gréco-romain. La vision copte est alors la suivante : « nous les chrétiens avons mis fin au paganisme gréco-romain.
Maurice Sartre conclut qu’il y a en fait instrumentalisation de l’histoire par le pouvoir politique à travers les exemples vus précédemment.
Frédérique Duyrat souligne que la monnaie est partout en quantité abondante et que lorsque les membres de DAECH détruisaient le patrimoine, ils recherchaient les monnaies. La moitié de l’archéologie sur les monnaies se situe en Israël, l’autre moitié dans les pays environnants mais avec des fouilles menées par les Européens. Or aujourd’hui la vie quotidienne prime sur les fouilles.
Maurice Sartre demande ce qu’aujourd’hui on pourrait faire pour rapprocher les populations de leur histoire et faire prendre conscience de la valeur et du rôle du patrimoine.
Leïla Sebaï répond qu’en Tunisie le pays est vu comme celui des tribus nomades jusque dans les années 60. L’histoire de Carthage commence par la colonisation de Didon. La valeur du bâtiment n’est pas perçue de la même façon chez un nomade et chez un citadin et par conséquent on accorde une grande importance au patrimoine immatériel. Le Tunisien est respectueux du patrimoine si ça ne dérange pas. Aujourd’hui la prise de conscience passe par l’éducation et par la culture : Carthage est appelée à être détruite puis reconstruite. Mais Carthage représente un cas unique : il faut que la cité antique soit préservée malgré les menaces que fait peser sur elle la spéculation immobilière.
Jean-Baptiste Humbert explique que dans ces pays l’archéologie est tolérée dans la mesure où elle ne gêne pas : les sites ont été absorbés car la population est sans cesse grandissante et la spéculation immobilière forte. Pour sauver ce passé il n’y a pas de solution : ou le site est détruit ou il n’est pas entretenu. La destruction opère soit sous l’effet de l’érosion soit sous celui de l’idéologie. L’avenir semble très sombre.
Frédérique Duyrat déclare que les missions dans ces pays ne doivent plus avoir comme unique but les fouilles et la production d’articles.
Jean-Luc Fournet pense qu’il faut sortir d’une histoire qui juxtapose certaines périodes et que certaines parties de l’histoire doivent être remises en valeur, comme le recommandait Paul Perdrizet: « J’enrageais de constater qu’aucun des hellénistes qui étaient rassemblés à cette occasion sur la terre d’Egypte n’eût l’idée de discriminer entre l’Hellénisme et l’Egypte : un disciple de l’hellénisme intégral ne doit approcher les superstitions égyptiennes qu’avec une sorte d’horreur. Ce n’est pas des égyptologues qu’il faut attendre le jugement parfait et profond que l’histoire doit rendre sur l’Egypte : c’est à nous autres que cela revient. » Il faudrait donc changer notre façon d’entrevoir l’histoire, ce que les Belges ont compris en étudiant l’Antiquité à travers d’autres langues (copte, sémitique…).
La séance est levée pour permettre une courte pause.
La troisième table-ronde autour du thème « Éducation : Quel humanisme voulons-nous construire ? » était précédée par la projection d’une vidéo sur « L’écriture cunéiforme : à l’école des scribes » avec les élèves de 6ème du collège Paul Éluard de Nanterre.
Le modérateur de cette table-ronde était, Jean Lebrun, journaliste à France Inter qui présenta les différents intervenants :
Emmanuèle CAIRE, professeur de langue et littérature grecques, Université Aix-Marseille, directrice du centre Paul-Albert Février, vice-présidente de l’AGAP-CNARELA, membre du bureau de l’APLAES
Pascal CHARVET, professeur honoraire de chaire supérieure de lettres classiques, ancien inspecteur général de l’éducation nationale, ancien directeur de l’ONISEP et ancien vice-recteur de la Polynésie française
Christine GUIMONNET, professeur d’histoire-géographie au lycée Pissarro de Pontoise, secrétaire générale de l’APHG
Sylvie PITTIA, professeur d’histoire romaine, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, vice-présidente de la SoPHAU
Michael RAINER, professeur d’histoire du droit, Université de Salzbourg.
Jean Lebrun ouvre le débat en posant la question de la place de l’Antiquité et celle de sa formation dans le monde actuel à l’heure de la mondialisation.
Pascal Charvet rappelle la profondeur qu’apportent le latin et le grec aux humanités, mais aussi l’existence d’un problème de méthode et de formation dans ce domaine. Il semble nécessaire de retrouver un peu de connaissance en soi : on ne peut pas regarder un texte si on n’a pas un savoir partagé ; « l’humanisme c’est savoir croiser avec une certaine culture. »
Emmanuèle Caire souligne la nécessité de parler en commun pour les philologues, les hellénistes, les latinistes, les historiens…
Sylvie Pittia admet la nécessité d’un travail commun sans toutefois faire table rase de l’identité disciplinaire. Il faut, à cette occasion, souligner l’originalité des EGA et des Sciences de l’Antiquité. Le danger est en effet de s’enfermer dans une spécificité. L’étude doit aussi se faire avec les historiens du droit.
Michael Rainer rappelle que le droit romain était le droit le plus avancé et le plus développé de l’Europe. Les experts du droit romain sont devenus des historiens. Jusqu’à nos jours, très peu se sont occupés de croiser économie et droit romain.
Christine Guimonnet pense que faire de l’histoire c’est se demander « qu’est-ce que je vais apprendre aujourd’hui que je ne sais pas encore ? », c’est se poser, prendre le temps de travailler le passé qui n’est pas le présent et encore moins le présent du zapping. L’histoire c’est aussi comprendre la couche de civilisation qui s’imbrique dans la précédente ou dans la suivante. Il y a dans les programmes un retour à l’histoire ancienne en 2nde mais on étouffe sous le poids de l’histoire contemporaine.
Pascal Charvet rappelle le combat idéologique contre le latin et le grec et précise qu’en France nous avons payé un lourd tribut plus qu’ailleurs. Il faut s’intéresser à l’histoire des mots et on a longtemps bâti l’enseignement des mots en dehors de leur histoire. La langue s’est construite à travers les croisements.
Christine Guimonnet souligne la nécessité du vocabulaire pour s’exprimer oralement et faire un travail d’écriture, en rappelant l’importance du sens des mots, de leur origine, de leur famille, de leurs synonymes : « Tyran n’a pas le même sens dans l’Antiquité et actuellement ». Christine Guimonnet explique qu’il est presque impossible de travailler sur des concepts difficiles quand les élèves n’ont pas de savoir historique. Le patrimoine culturel est parfois le seul patrimoine que les enfants peuvent faire fructifier. Il est donc nécessaire de recourir à l’Antiquité pour comprendre l’histoire actuelle. Créer et imaginer c’est l’affaire du cerveau, le numérique n’est qu’un instrument. Le travail de l’historien c’est déconstruire la mythologie pour vérifier les faits.
Sylvie Pittia déclare qu’on retient souvent de l’Antiquité la mythologie et le vocabulaire. La question des programmes est autre : il faut que les quatre périodes soient présentes au CAPES. On ne peut cautionner un enseignement amputé ou résumé. Quand on fait du latin ou du grec, on fait avant tout de la langue. Il faut se donner comme but la réduction de l’ignorance.
Emmanuèle Caire souligne qu’il ne s’agit pas de se dénaturer mais il faut que les connections se fassent. Dans la réforme des collèges, on a conçu les programmes en « silos » avec les EPI.
Christine Guimonnet précise que les réformes ne sont pas pensées avec les gens qui travaillent sur le terrain.
Emmanuèle Caire se demande si la situation est vraiment celle d’une citadelle assiégée ou celle du radeau de la Méduse. La période de crises vécue par les enseignants de lettres classiques a permis de sortir les enseignants du figé : ils ont fait preuve de capacité à inventer quelque chose. Il est temps d’en finir avec les « lettres classiques » en reconnaissant les bienfaits de la formation : l’expression lettres classiques est opposée à lettres modernes ; l’expression lettres classiques enferme dans la défense d’une tradition ; l’expression lettres classiques ne parle plus à personne et le public a changé. Les enseignants de langues anciennes sont des linguistes, des traductologues, des historiens des textes. Il existe une véritable pluridisciplinarité et l’occasion est donnée de la repenser.
Michael Rainer rappelle que le système pédagogique allemand n’a pas changé depuis 50 ans : on fréquente l’école élémentaire dès 4 ans puis les parents choisissent le cursus des enfants. Dans le Humanistich Gymnasium on enseigne le latin, puis le français ou l’anglais, puis le grec à 15 ans. Jamais aucune de ces langues n’est en concurrence avec l’allemand. Ce type d’école est en Allemagne le meilleur. A l’université, existent les cours de philologie classique (grec et/ou latin) avec spécialisation dans l’une ou l’autre langue ou dans les deux.
Sylvie Pittia pense qu’il faut en finir avec cette spécificité de l’Histoire de l’Art car les questions qui se posent actuellement sont la guerre de l’eau, de la terre, des ressources… L’enseignement de l’Histoire de l’Art ne doit pas être considéré comme une récréation. Alors que penser du CAPES en humanités ?
Pascal Charvet est sceptique à propos du CAPES humanités. On a trop éclaté les disciplines. Si on considère le recrutement, en histoire on peut sélectionner, on ne le peut plus en LC ni même en LM. Dans les formations il faut apprendre aux étudiants à connaître plusieurs langues, mais il faut aussi renforcer les fondamentaux et on ne peut que déplorer dans les ESPE l’absence de formation disciplinaire.
Emmanuèle Caire rappelle qu’à l’Université on forme des professeurs de langues anciennes mais également des chercheurs sur l’Antiquité. Les étudiants, dans les deux cas commencent souvent les deux langues dans le supérieur et il apparaît dangereux de proposer le CAPES en L3.
Christine Guimonnet ajoute qu’on est dans une société de rentabilité et qu’on ne peut pas multiplier les disciplines à connaître. On ne peut pas plus recevoir de pédagogie de gens qui n’ont pas d’élèves. Il faut expérimenter ce qui fonctionne ou ne fonctionne pas mais il faut se rappeler que ce n’est ni le grec ni le latin qui crée une discrimination mais l’ignorance.
Pascal Charvet précise que la formation continue ne prend de sens que si elle est proposée à tous les enseignants.
Sylvie Pittia souligne la satisfaction qu’elle ressent quand elle voit évoluer ses étudiants dans différents domaines parfois éloignés de l’histoire.
Emmanuèle Caire rappelle qu’à l’Université on a également l’expérience de gens qui viennent au latin et au grec après avoir suivi une autre formation.